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Sous bonne garde
Praesidio civibus - pour la protection des citoyens
J'ai photographié cette pierre au musée historique de la ville. Elle indiquait simplement que l'ouvrage où elle se situait avait été construit « pour la protection des citoyens ». Ces bestioles inconnues m'avaient posé question, et ce type en train de se noyer, que faisait-il là. Je n'ai évidemment pas trouvé les réponses, j'en suis resté aux dangers que court tout citoyen dans une ville dense et cosmopolite.
Les faits divers révèlent ici et là des agressions à l'arme blanche, des vengeances sordides, des policiers brutaux, des pompiers incendiaires, des maris trompés et des femmes battues. Je ne parle pas des inondations, des sécheresses, des tempêtes et des arbres abattus.
Je passerai sous silence les accidents, les contagions, les pandémies. Bref, nous côtoyons des vilains, des méchants, des incivils, des publicitaires, des commerçants, des inspecteurs du travail et des impôts, des gendarmes à pied, à cheval et en voiture. Donc, on nous contrôle, on nous surveille, on nous cantonne, on nous confine et tout ça pour notre bien : « Praesidio civibus » pour la protection des citoyens. Non seulement c'est écrit, mais c'est gravé dans la pierre et dans nos cerveaux. Dura lex, sed lex.
Quand je vois les magouilles (pardon, les négociations) qui se dessinent pendant cette période électorale, les batailles d'influence qui se règlent en visioconférences ou plus souvent en coulisses, je suis sûr que le prochain maire commencera son premier discours pour commenter les premières mesures : il fallait le faire, nous le ferons, et bientôt tout le monde dira : « heureusement qu'ils l'ont fait » ... praesidio civibus.
C'était quand même plus simple autrefois, on étaient tous à peu près pareils, on allait à la messe le dimanche, au moins les femmes et les enfants, les femmes à droite, les hommes à gauche, sauf à la chorale qui était mixte, une aubaine. les hommes préféraient souvent le bistrot. On dansait le 14 juillet pour se trouver un mari, ou pour l'essayer d'abord dans un champ. De toute mon enfance, je n'ai jamais vu un noir et les arabes s'étaient arrêtés, bien malgré eux, à Poitiers. Le curé disait aux femmes ce qu'il fallait voter, mais comme elles n'en avaient pas encore bien l'habitude, elles le répétaient à leurs maris qui hélas ne comprenaient pas le latin.
On écoutait tout aussi religieusement la voix de Jean Grandmougin, égrenant de sa voix chaleureuse et tragique tous les arguments qui pouvaient nous faire craindre le pire. Il n'y avait qu'une chaine de télé en noir et blanc et dans le village il n'y avait d'ailleurs qu'une télé, on y faisait salon autour de Jean Nohain, on riait ensemble et on chantait en chœur avec Mireille. La femme du vendeur de télés rassemblait ses futurs clients , elle faisait des gâteaux qu'on mangeait silencieusement en écoutant médusés Max Pol Fouchet. En 20 minutes et en 2 plans, il subjuguait l'auditoire de diplômés du certificat d'études qui, je le voyais bien, n'avaient rien compris mais respectaient le savoir la culture et la belle parole. Du coup le curé s'obligeait à préparer ses sermons.
Pus tard, chez une tante, j'ai vibré avec les commentaires délicieux de Claude Darget ou de Georges de Caunes plus intéressants que l'événement qu'ils faisaient vivre ; sans eux l'Ange blanc n'eut pas été blanc ni le Bourreau de Béthune un bourreau. Elle habitait une petite ville industrielle, c'est là que j'ai découvert qu'existaient des « bicots » ; ils traversaient rapidement, la tête baissée le terrain vague où on pouvait jouer. Ils avaient l'air triste et surtout ils semblaient fatigués. Ils vivaient dans des cabanes misérables et insalubres, mais on n'avait pas le droit d'aller jusque là. Ma tante en parlait avec de la douleur dans la voix, j'ai juste compris qu'elle se sentait désarmée devant un problème qui la dépassait. Eux aussi vivaient de l'usine. « Cinq colonnes à la une » résumait les problèmes de l'univers ; J'entends encore le générique disposant à l'a concentration (attention maintenant c'est sérieux) tout comme j'ai découvert Berlioz avec l'horloge de la mire ; l'eurovision m'a appris que mon village finalement était plus grand que je ne pensais et qu'on y entrait sur les accents solennels de Marc Antoine Charpentier : l'Europe c'est ensemble et un seul programme pour tous. Le petit carré blanc faisait espérer des décolletés savoureux et m'a donné l'envie de lire Zola.
La pub sur les plaques de métal ne changeaient pas toutes les semaines, « Y a bon Banania » n'invitait pas encore à des réflexions sur la colonisation, « du beau, du bon, dubonnet » n'empêchait pas de boire de la bière et on ignorait le coca cola . On gardait les vieux à la maison, au moins ils pouvaient écosser les haricots du jardin.
L'instituteur anticlérical envoyait l'enfant de chœur servir la messe de l'enterrement. Tous les gosses du village avaient droit à un instrument et à des leçons de musique, histoire d'alimenter la fanfare municipale qui tempêtait à la moindre occasion. Le garde champêtre allait rarement dans les champs (qu'y faire en effet?) mais les caniveaux étaient propres.
Personne ne disait du mal de son voisin, évidemment.
Aujourd'hui c'est plus compliqué, « les autres » sont quand même devenus bien différents. Autres mœurs, autres cultures. Les églises se vident et les mosquées champignonnent. Le monde s'est mélangé. Le pluriel de citoyens n'est pas de majesté et n'a rien de poétique, c'est une réalité incontournable et une contrainte difficile à vivre. Les vieux sont plus nombreux, soit ils s'accrochent au pouvoir et à leurs intérêts, soit on les met au rebut. Les jeunes ont du mal à trouver leur place, ils veulent tout et tout de suite. Les femmes ne savent plus comment se couvrir mais elles ont pris de l'assurance. Tout est disponible mais pas nécessairement accessible en tout cas pas pour tout le monde, à l'envie succède la frustration. Et mon mécontentement, je le dis haut et fort. Pourtant il n'y a jamais eu autant de protection, on s'assure « tous risques », on protège l'enfance, les animaux, les handicapés, les vulnérables et les fragiles. On essaie de protéger la nature. Je me demande pourquoi à tant protéger, on se sent tellement en danger. L'état c'est moi » est devenu « l'état, c'est pour moi ». Le pluriel de « citoyens » n'est pas une conscience collective mais un ensemble d'individus. Le sens commun n'est pas, n'est plus, le sens du bien commun. Aux larmes, citoyens ! Rien ne sert de pleurer, il faut voter à point. On a pourtant bien compris qu'on vit sur la même planète, et que c'est elle qu'il faut sauver. C'est ce qu'aurait dit le curé de mon enfance, j'en suis sûr, c'était un saint homme.
Op 74 03/06/2020
PS – c'est bien long tout ça, mais c'est la faute à Edith, elle aime les souvenirs et elle en redemandait. Que ne ferais-je pas pour faire plaisir à Edith ? Et aujourd’hui, Jacques, as-tu tout lu ?