• Naïssa

    Reachting the moon

    Naïssa B

    Naïssa


    Concept, Mu, photo: Naissa B.
    Modele: Kyle Fireson Photography
    Guide Light: Louis Lezzi
    Serre-taille/ cape: MORPHOSE ET VOUS
     – avecKyle Fireson, Aurélie Degand, Louis Lezzi et Naïssa Bé.

     

    Je suis enfin entré dans l’univers de Naïssa. Il m’a fallu du temps, tant son univers est opposé au mien. Il faut dire aussi que la paresse l’emportait sur la curiosité, bien à l’abri que j’étais dans ma propre galaxie que je n’ai pas fini d’explorer. Elle est jeune (encore) et je suis vieux (déjà). Jamais je ne me suis lancé dans l’aventure des bandes dessinées, je n’ai jamais pratiqué le jeu numérique, j’ai horreur des tatouages. Elle utilise les corps comme des objets livrés au plasticien, elle banalise la frontière des sexes, elle en rajoute tant et plus dans l’habillage, les accessoires, les installations. Elle ne maquille pas, elle peint ; elle ne regarde pas, elle projette ; elle ne construit pas, elle invente. Moi qui suis plutôt tenté de privilégier la litote, la simplicité, le dépouillement, me voici confronté à l’abondance, à la profusion voire à l’exubérance. Je suis d’une intelligence sensuelle, elle est d’une sensualité intelligente.

    Et pourtant tout ne nous sépare pas, bien au contraire. Quand je lui demande quels sont ces personnages qui habitent son univers, elle répond : « ce sont des gens comme vous et moi » Ce n’est pas qu’elle imagine qu’on ne puisse pas leur ressembler, c’est plutôt qu’elle voit en chacun un potentiel de créativité et une force disponible de propositions qu’il suffit de laisser s’exprimer. Et surtout son œuvre fascine par sa qualité, bouleverse par ses remises en question, provoque par la brutalité son interpellation. La photographie est à son meilleur niveau, elle pourrait même séduire les vieux juges barbons des concours fédéraux, englués dans leurs grilles de lecture sacralisées par l’âge et la répétition religieuse des mêmes événements.

    J’ai choisi cette photo parce que mon premier regard est un mélange d’admiration et de répulsion.

    C’est une photo de studio, on n’y photographie pas la réalité mais un « projet », tout y est construit à partir d’une idée ou d’une envie ; c’est la concrétisation d’un fantasme, d’un rêve, d’une divagation des sens sans contrôle de la raison, d’une idée livrée aux chiens de l’imagination, d’une obsession créatrice, de revendications refoulées, d’hallucinations aux perturbations assumées. C’est purement virtuel, numérique, totalement improbable, hors des champs du possible, ça n’existe ni dans le temps, ni dans l’espace ; c’est tellement impossible qu’on pourrait le rejeter comme insupportable.

    C’est ce qui arrive d’ailleurs si on y voit seulement un homme enrobé, corseté, bariolé de tatouages et maculé de souillures et couvert de l’abat-jour de l’arrière grand-mère.

    C’est ce qui arrive encore si on y  voit une parodie du fameux scribe égyptien qui aurait perdu ses tablettes, une allusion au philosophe de Rembrandt qui aurait perdu son escalier ou au penseur de Rodin qui aurait perdu son siège.

    Ce ne serait pas très heureux non plus d’y voir une artiste femme voilant un homme objet pour soutenir le combat féministe en croisade pour une nouvelle révolution humaniste.

    On est là déjà dans l’interprétation, et on ne juge que soi-même sans considération pour l’œuvre que l’on regarde. Ce n’est pas une pièce de théâtre, pas un traité de philosophie, encore moins un pamphlet revendicatif, c’est une photographie.

    L’image présente un modèle mis en scène dans un studio. Les codes sont transgressés pour qu’on n’y voie ni un homme ni une femme, mais un personnage « humain » avec des attributs des deux sexes. Sans regard, Il est tourné vers l’intériorité. Cette intériorité est renforcée par la stabilité de la position et l’équilibre des bras. Cette base solide sert de marmite au bouillonnement intérieur rendu par les tensions et une certaine forme de violence : les lèvres serrées du visage sont une véritable  trahison d’une recherche de sérénité ; les saillies de la musculature du cou, accentuées par l’éclairage et les contrastes des valeurs soulignent la tension que confirment les mains très présentes au premier plan, rudement arcboutées  pour maintenir l’équilibre de la composition. La palette du fond est d’une incroyable variété de nuances et donne la profondeur au sujet. Une belle tonalité, riche et sombre entachée de silence et de mélancolie.

    Voilà  l’homme d’aujourd’hui. C’est en tout cas  une vision qu’en propose Naïssa ; c’est ce qu’affirme fermement la signature qui clôt  la lecture de l’image. Une très belle signature tout en arabesques et en délicatesse, un peu en contradiction avec l’image elle-même, mais qui témoigne de la ferme volonté de Naïssa d’être maitre de son œuvre. A chacun d’y voir comment il adhère ou non à cette proposition, et de mettre les mots, les réflexions, les émotions qui lui sont propres.

    De la belle ouvrage,  une maitrise particulièrement subtile du langage photographique, et derrière tout cela une personnalité forte, attachante, captivante.

     Merci Naïssa mais reste avec nous, pas la peine d’atteindre la lune.

     

    Michel Witasse

     

    28 février 2013