• Déesse, princesse ou putain ?

     

     

    Déesse, princesse ou putain ?

     

     

    Fasciné par ce portrait, photographié récemment au Stadel de Francfort. Puis intrigué...

     

    Le carton précise qu'il s'agit d'un portrait idéalisé d'une courtisane en Flora, œuvre de Bartolomeo Veneto vers 1520.

     

    Déesse, princesse ou putain ?

     

    Flora est la déesse des fleurs, épouse de Zéphyr. Il eurent un enfant : Carpos. Il y a là matière à peinture et les peintres ne se sont pas privés.

     

     

    Des allégories du printemps, on en connaît ; la plus célèbre est celle de Botticelli (vers 1480), Tout s'y mélange allègrement, la mythologie, la nature, le profane, le religieux, Vénus ressemble à la vierge et Flore, sous le souffle de Zéphyr a déjà l'air enceinte de Carpos.

     

     

    La courtisane est une très jolie fille à longue et blonde chevelure, on devine un long manteau vert et une robe blanche bien dégagée laissant libre ce petit sein arrogant. La coiffe, couronnée de verdure, est nouée en turban et se développe librement autour du cou et des épaules dans un mouvement qui rappelle la chevelure de la Vénus de Botticelli. Deux bijoux précieux, des émeraudes (la pierre de l'amour comblé), dont une au front et trois rubis de sang et de feu. Les attributs d'une dame de haut rang tout aussi bien que ceux d'une courtisane ; par ailleurs, le terme de « courtisane » désigne plus généralement une prostituée qu'une dame de cour.

     

    Elle tient délicatement dans la main, non un bouquet, mais une composition de 5 fleurs. Je n'y connaîs rien en botanique, mais il me semble reconnaître une anémone, un narcisse, un bleuet et deux marguerites. La première rappelle le vent, Zéphyr. Le narcisse rappelle l'amour de soi mais a aussi une connotation funèbre. La symbolique du bleuet est complexe : c'est un antidote à la morsure du serpent et rappelle la victoire du Christ sur le démon. Quant aux marguerites, le nacre de sa couleur rappelle la Vénus de Botticelli posée sur son coquillage-berceau. Avec de la poudre de marguerite, on concocte des philtres d'amour. Et Sainte Marguerite renvoie, elle, à la lumière et à l'accouchement.

     

    Tout cela pour une seule femme ! Etait-il besoin de la nommer ? Tout le monde y a toujours reconnu cette femme éminente, régente de la sainte Église, puis première conseillère du Saint-Père, gouverneur de Spolète, duchesse de Bisceglie, comtesse de Pesaro et de Gradara, duchesse de Ferrare, Modène et Reggio d'Émilie, princesse de Salerne. On l'appelait plus simplement Lucrèce (Borgia, évidemment) mais dont le premier titre était d'être la fille du pape Alexandre VI. moins célèbre par ses bulles pontificales que par sa vie de débauche.

     

    Il me reste une question : le tableau est daté d'environ 1520. Mais Lucrèce est morte en 1519, à 39 ans, d'une septicémie suite à l'accouchement d'une petite fille. Alors pourquoi ce tableau ? Une commande ? Veneto avait alors une cinquantaine d'années, il devait être célèbre puisqu'on lui avait confié le portrait de François Marie Ier della Rovere, devenu en 1508 duc d'Urbin ? Un hommage à une femme exceptionnelle ? Un tableau de genre pour rivaliser avec les plus grands ?

     

    Le musée des Beaux arts de Nîmes possède une copie d'un "Portrait présumé de Lucrèce Borgia" ( vers 1510/1520 ) réalisée par un peintre anonyme d'après un original perdu de Bartolomeo VENETO. Mais ce portrait là paraît très officiel, Lucrèce n'y est guère a son avantage, malgré le soin porté aux vêtements, à la chevelure (mais elle n'est pas blonde !), aux bijoux...

     

    Un seul point commun cependant, le regard de Lucrèce : direct, percutant, sans détours. A mon avis, Bartolomeo n'y a pas échappé. Nous non plus.

     

     

    Portrait « idéalisé », en effet. Le modèle n'est plus, le peintre peut s'autoriser toutes les libertés. Flora permet la distance avec le réel. Veneto préfère donc être fidèle plutôt qu'exact ; il suggère une personnalité plus qu'il ne la décrit. Le traitement de la chevelure est étonnant, elle évoque une cotte de mailles ou un filet, armure ou piège. Tout ce qui a fait la vie de Lucrèce est là en symboles, les événements tragiques, les intrigues, la vie diplomatique, les aventures et surtout la manière de les vivre : intensément, cruellement, sauvagement.

     

    Lucrèce n'est pas un « modèle », c'est une anthologie. L'admiration de Bartolomeo est criante, mais admiration pour qui ? La déesse, la princesse ou la putain ? Peut-être simplement pour une femme qui un jour a posé sur lui ses yeux de feu. Bouleversant !

     02/04/2020