• Eliza

    ELIZA

     

    Photographe : Anna GARRIGOU

     

    Eliza

     

    Une femme. 

    Non, elle n’a pas la beauté des modèles qui couvrent les pages des magazines, mais elle a cette intensité d’une présence exceptionnelle. L’âge l’a déjà marquée de ses rides et de ses dégradations, elle a perdu aussi ce qui pourrait rester l’attribut dernier de la féminité et de la séduction : ses cheveux. La maladie est sans doute la cause de cette alopécie. Vient-elle d’enlever cette perruque posée sur le « support » (table ou lit ?)  devant lequel elle est assise, ou va-t-elle la remettre ? La main gauche hésite et ne donne pas la réponse. La main droite est-elle en train de tirer ce rideau pour voiler ce visage ou bien pour le dévoiler ?  Une certaine angoisse se lit sur ces lèvres pincées qui ont du mal à esquisser un léger sourire. Les muscles du cou expriment la tension et soutiennent les questions qu’on imagine au plus profond de ce regard limpide, intense et franc. 

    Un noir et blanc bien gris.

    La composition de ce portrait est remarquable, c’est carré, légèrement décentré avec un léger vignettage qui focalise sur le sujet.  Le fond n’existe pas, Le premier plan ne sert qu’à supporter la perruque que la main accentue. L’image s’ouvre avec ce rideau blanc d’une étonnante simplicité. On s’arrête sur l’œil, le bras invite à redescendre vers la perruque et on ne quitte plus ce visage. Le tout dans un noir et blanc qui refuse tout effet, la petite robe est juste dans des valeurs un peu plus sombres pour simplement souligner le corps. On ne peut imaginer dépouillement plus sobre pour obtenir l’intensité la plus forte.

    Les cheveux.

    Pour comprendre ce que peut avoir de douloureux la perte des cheveux chez une femme, il me semble nécessaire de remettre en mémoire ce que la littérature, l’art et le cinéma ont véhiculé comme symboles et imposé comme archétypes à nos inconscients.

     

    Il faut se rappeler Marie-Madeleine, la femme aux cheveux libres qui vient essuyer les pieds de Jésus. Celle du Titien dit très bien les tourments de la chair et de la Grâce.  

    Eliza

     

    Il a suffi d’un cheveu d’or de la splendide toison d’Yseut la Blonde apportée par une hirondelle pour qu’elle soit la seule digne d’être l’épouse du roi Marc. La chevelure condense à elle seule toute la beauté féminine.

    Je signale à l’attention de Pierre Evrard que la première représentation des cheveux d’Yseut se trouve à la bibliothèque de Chantilly dans un superbe manuscrit d’Everard d’Espinque . Elle s’y débarrasse de son éternel chapeau noir pour laisser apparaitre ses « blonds cheveux mi-longs rehaussés de fines touches d’or ». 

    Tout et même plus sur http://books.openedition.org/pup/4218

     

    La chevelure n’est pas seulement une parure, elle devient cette immense toison qui descend de la tour et enroule, enveloppe et emprisonne de passion le cœur d’un amant. C’est ainsi en tout cas dans « Pelléas et Mélisande » de Debussy.

    MÉLISANDE
    Voilà, voilà, je ne puis me pencher davantage. 
    PELLÉAS
    Mes lèvres ne peuvent pas atteindre ta main! 
    MÉLISANDE
    Je ne puis me pencher davantage… 
    Je suis sur le point de tomber…
    Oh! Oh! mes cheveux descendent de la tour! 
    (Sa chevelure se révulse tout à coup tandis qu'elle se penche ainsi, et inonde Pelléas.) 
    PELLÉAS
    Oh! oh! qu'est-ce que c'est? tes cheveux, tes cheveux descendent vers moi! 
    Toute ta chevelure, Mélisande, toute ta chevelure est tombée de la tour! 
    (moins vite et passionnément contenu) 
    Je les tiens dans les mains, je les tiens dans la bouche… 
    Je les tiens dans les bras, je les mets autour de mon cou… 
    Je n'ouvrirai plus les mains cette nuit! 
    MÉLISANDE
    Laisse-moi! laisse-moi! tu vas me faire tomber! 
    PELLÉAS
    Non, non, non! 
    Je n'ai jamais vu de cheveux comme les tiens, Mélisande! 
    Vois, vois, vois, ils viennent de si haut et ils m'inondent encore jusqu'au cœur;
    Ils m'inondent encore jusqu'au genoux!
    Et ils sont doux, ils sont doux comme s'ils tombaient du ciel! 
    Je ne vois plus le ciel à travers tes cheveux.
    Tu vois, tu vois? Mes deux mains ne peuvent pas les tenir; il y en a jusque sur les branches du saule…
    Ils vivent comme des oiseaux dans mes mains, et ils m'aiment, ils m'aiment plus que toi! 

    Acte III scène 1

     

    Humiliation des tondues.

     

    Pour leur comportement et leur complaisance à l’égard de l’occupant, elles furent tondues et livrées à la vindicte populaire dans un bain de violence et de haine.

    Eliza

     

    Le voile, la voile et le linceul

    Dans ces conditions, comment affronter son propre regard  tout autant que celui des autres ? C’est bien ce que dit ce regard d’Eliza ; la perte des cheveux n’est que le signe d’autres pertes, d’autres souffrances, plus intimes celles-là. Rester une femme, c’est une décision  qui demande du courage et de la volonté.

    Le rideau blanc, légèrement repoussé, est une source de propositions. On peut se voiler, se cacher ou décider au contraire de ne pas le faire ; se dévoiler pour le photographe c’est témoigner de sa douleur, peut-être même aussi de sa révolte. En liaison avec Yseut, j’y vois également  une voile blanche : celle qu’on attend pour son salut, unique espoir quand  l’amour rend magicien. Comment ne pas y voir encore le combat avec la mort qui de toute façon, à la fin, triomphera.


    Eliza

    On peut d’abord penser qu’il s’agit du prénom du modèle. Mais j’aime bien l’idée qu’il s’agit de ce programme informatique d’intelligence artificielle ELIZA. Il remplace un psychothérapeute et se contente de reformuler en questions  les affirmations du consultant. Eliza ne fait que poser des questions. C’est bien ce que fait cette photographie propulsée ainsi à sa plus noble fonction. Chacun devient Eliza : le modèle qui ose, le photographe qui propose, le lecteur qui « saisit ».

     

    Réussite parfaite de complicité et de partage. Les questions sont évidentes et nombreuses, malheureusement les réponses ne sont ni simples ni faciles.

     

    Michel WItasse      

    23/03/2016

     

     

     

    Cette photographie a obtenu le premier prix

    en Coupe de France, Monochrome papier – 2016

    Fédération Française de Photographie

     

     

     

    On peut retrouver les photographies d’Anna Garrigou sur son site :

    http://www.anna-garrigou.artfolio.com/

     

     

    Publié avec l'aimable autorissation d'Anna Garrigou.