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Corrida
la corrida est un sujet polémique. L'indifférence n'est guère possible, on est résolument contre ou inconditionnellement pour. J'y suis pourtant allé dans le seul but de faire des photos. Il y a déjà longtemps et c'était à Séville que j'ai connu le choc émotionnel de la première. J'ai été enthousiaste à Ajanjuez devant le travail de rejoneadores et la beauté des chevaux. J'ai connu dans l'enfance la mort des bestiaux en abattoir, mon père les tuait avec respect, et le gamin que j'étais montait parfois sur le ventre de la bête pour faciliter la saignée. Sans autre intention, ni émotion, j'ai donc fait des photos, et même beaucoup de photos.
La valse des capes
Ce que ne rapportent pas les photos, c'est la vibration du public, avec le taureau ou contre le taureau, avec le matador ou contre le matador, avec le picador ou contre le picador. Le public est un, bruyant, unanime ; il siffle, chante, hue, crie, vocifère, tempête, suffoque d'indignation, halète de terreur, frémit de peur, s'agite, se lève et va pisser. Il y a des silences insoutenables, lors des premières passes d'observation entre le taureau et matador et des brouhahas invraisemblables comme des grondements torrentueux. Et la musique se déploie en communion d'émotion ; elle porte soudain le ravissement à l'extase.
Moi, j'étais derrière mon viseur ; les photos sont interdites (sans doute pour protéger les professionnels) mais les flashs crépitent en plein jour. J'ai autant de surprises que de satisfactions, il y a des erreurs bénies de cadrage, des tentatives de flou complètement ratées, et des moments de grâce. J'ai peu de photos de spectateurs, mais c'est prodigieux de voir qu'au moment extrême de la mise à mort, on fume, on cause, on téléphone, on se détourne ou on se crispe.
J'ai trouvé que beaucoup de photos allaient par deux, qu'ainsi en opposition ou en complémentarité, elles permettent de construire du sens. Mais le sens vient de confrontation des photos et non pas d'une intention quelconque de démonstration ou de prise de position. Elles sont complètement détournées de la réalité. Je ne veux surtout pas faire un documentaire, ni un reportage. Chacun y trouvera son compte comme il l'entend en toute liberté. Quant à moi, je n'ai pas voulu montrer ce que j'ai vu, mais seulement composer des images, comme je veux les voir. L'émotion qu'elles me procurent n'a rien à voir avec l'émotion que j'ai vécue. Je voudrais que mes photos existent par elles-mêmes, je ne souhaite pas qu'elles soient vraies ou conformes au réel (je m'en moque) je veux qu'elles soient sincères, c'est à dire qu'elles reflètent ce que je pense, ce que j'éprouve, ce que j'invente et imagine.
17h37
17h59
Toréador, prends garde ! ...
...Olé !
De cape et d'épée, certes, mais ce n'est pas un roman !
Ce péon fait partie de la cuadrilla.
La photo est évidemment « travaillée ».
Elle a un aspect naturaliste : ce type a un cul à faire se damner tous les pédés.
Elle a un aspect sociologique : on ne s'habille comme ça que pour une corrida.
Elle a un aspect religieux : le sable de l’arène n'a pas cette couleur, je l'ai forcée vers le jaune pour reprendre le fond ou les cieux des peintres primitifs qui conféraient à l'espace pictural sa dimension sacrée. Sauf qu'ici ce n'est pas le ciel qui est doré, mais le sol.
J'ai forcé également le jaune de la cape pour faire le lien entre le sable et l'homme et le faire participer au rituel. C'est l'envers de la cape, l'endroit est dans la complémentaire violette plus proche de la mort – vers le taureau, alors que l'or est vers l'homme plus proche de l'éternité.
Le cadrage est au carré, symbole de la terre en contradiction avec le cercle de l'arène. Le cercle qui reprend la symbolique du ciel, mais aussi l'espace vital où s'inscrit le Destin auquel on ne peut normalement échapper.
Le carré est un choix pour signifier que si la corrida se veut un espace sacré qui n'a rien à voir avec le monde d'ici bas puisque le matador et le peuple qui le soutient s'approprient des droits de vie et de mort qui n'appartiennent qu'au Créateur, il s'agit bien d'une usurpation : on est bien sur la terre aux quatre coins.
Pourquoi faut-il que je te tue, taureau mon frère ?
Tu rassembles tout ce que je jalouse et j'envie : la force sauvage et brute, la vigueur sans défaut, l'élan puissant de la vie, la beauté musculaire épanouie, l'arrogance tranquille, la certitude de vaincre, la fougue irrésistible, l'impétuosité majestueuse...
Si j'osais je te dresserais une statue,
elle serait d'or évidemment.
Ils t'adorent déjà,
ils se mettront à genoux.
Mais ce soir je vais te tuer, taureau mon frère,
te porter l'estocade,
parce que tu es une bête et tu n'es pas un dieu
(à moins que ce soit le contraire) !
Maintenant que tu es mort, le plus fort, le plus beau, le plus puissant, c'est moi. Regarde comme ils m'applaudissent, vois tous ces mouchoirs blancs qui s'agitent, les jolies femmes me jettent des fleurs, les hommes sont fiers que je leur renvoie le chapeau qu'ils m'ont lancé, on m'honore de trophées. Eux aussi sont beaux et forts. Avec moi, ils se sentent invincibles, indestructibles, immortels.
C'est ainsi dans l’arène : le temps d'un sacrifice, nous sommes maîtres de notre destin, nous ne craignons pas la mort, nous sommes qui nous sommes. La terre est à nous, le ciel attendra.
Taureau mon frère, tu n'es pas mort pour rien.
Tout ça autrement et même un peu plus
Conclusion :
Ce n'est pas bête qu'il faut tuer,
mais la bestialité.
où qu'elle soit.
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PS - « Que la bête meure ! » Chabrol s'est inspiré du roman de Nicholas Blake, « The Beast Must Die », inspiré de la Bible : « Car le sort des fils de l'homme et celui de la bête sont pour eux un même sort ; comme meurt l'un, ainsi meurt l'autre, ils ont tous un même souffle, et la supériorité de l'homme sur la bête est nulle ; car tout est vanité. ». Ecclésiaste 3.19
https://www.youtube.com/watch?v=bzfJnT84-Yc Brahms en a tiré un des 4 chants sérieux.