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Public
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Lui, vous,moi...?
Je l'ai composée hier, je l'avais prise il y a environ deux ans au musée Wurth d'Erstein. Je l'ai souhaitée comme ça, elle me va comme ça, elle m'est même nécessaire comme ça. Pour expliquer pourquoi, il me faut du temps, et il n'est pas sûr que j'y parvienne.
Je la veux ainsi parce qu'ainsi elle me perturbe, elle continue de m'interroger, je la trouve dérangeante et ça me plaît d'être déstabilisé dans mes convictions, ébranlé dans mes certitudes ; je méprise par desssus-tout le confort des certitudes ; mais c'est sans doute pour trouver un moyen de les conforter.
Ce n'est pas le nu qui m'intéressait, je l'ai d'ailleurs fort maltraité, décadré, j'en ai abîmé le fond ; je crois que j'ai voulu faire oublier un peu que c'était un tableau ; ne m'intéressait non plus la foule des visiteurs avides d'explications et de commentaires autorisés ; non, mais cette situation particulièrement incongrue.
On se trouve dans un espace public, et le public vient s'arrêter devant une scène on ne peut plus intime.
Au départ, ça se passe dans un atelier, une jolie jeune femme pose pour un peintre ; solitude, silence, concentration, études, essais, renoncements, recommencements, recherche, application, patience, frustration, élaboration, travail, finitions...
A la fin, c'est exposé, afficé, exhibé, c'est à voir, c'est un spectacle.
Mais qu'y a-til à voir ? Une femme nue, un tableau, une relation entre un peintre et un modèle, une relation entre un tableau et d'autres tableaux, une obsession d'artiste ? Voir enfin ce qu'on ne voit pas d'ordinaire ? Le faire voir comme si c'était ordinaire ? Susciter le désir ou l'admiration, reveiller les fantasmes ou bien apaiser les peurs ? Approcher le mystère, résoudre l'illusion ou chasser des fantômes ?
Si j'ai appuyé sur le déclencheur, c'est bien sûr à cause de cet homme au milieu de femmes, contemplant ensemble une image de femme. Lui, c'est du réel, du tout venant qu'on peut croiser n'importe où ; mais tout d'un coup, pour moi, il devient tout aussi important que le tableau. Le tableau est admirable, la preuve, on est venu exprès pour le regarder, alors, pourquoi ne pas me contenter du tableau et imposer cette nuque sans véritable intérêt ?
Je ne connais pas cet homme, je ne sais pas ce qu'il pense, je ne sais pas ce que le guide lui raconte. Heureusement, ainsi c'est peut être vous, c'est peut-être moi. Sa présence rassemble toutes les questions qu'on peut se poser devant un tableau, devant une jeune femme offerte aux regards, un nu aux yeux fermés pour n'être qu'un corps nu.
Rien à voir avec les nus, nu érotique d'un Boucher, scandaleux d'un Manet, provoquant d'un Courbet, sensuel d'un Titien, torturé d'un Schiele, pornographique de Mapplethorpe,... Ni Léda, ni Aphrodite ; ni déesse, ni putain ; ni princesse, ni esclave ; ni séduite, ni soumise... simplement là.
Incongru, disais-je, finalement peut-être pas tant que ça. C'est beau, et surtout c'est rassurant de pouvoir regarder une jeune femme nue en toute simplicité, pudiquement, publiquement ; si la vie est ainsi, déconfinée, c'est heureux.
30/04/2020