• Confiné volontaire.

     

    Confiné volontaire.

    Musée de la chartreuse de Molsheim                      

     

     

     

    Mon arrière grand oncle était sabotier, je me souviens très bien de l'admiration que, tout gamin, je portais à cet homme, assis sur un vilain tabouret, devant un établi encombré et poussiéreux, mal éclairé par une fenêtre où les araignées se sentaient bien chez elles. Je le vois encore soupesant une pièce de bois, la posant là devant lui, se roulant une cigarette avant de commencer le travail. Quelque temps après, je ne sais plus combien, je le suivais par étape, selon les envies, le bloc de bois était devenu un sabot.

     

    L'oncle ne disait jamais rien, il portait toujours le même blouson de toile bleue, et je n'ai jamais vu sa tête sans le béret. Mais ses mains dansaient, jonglaient avec les outils, avec force et tendresse, toujours justes et efficaces. Il aimait bien que je le regarde, et moi j'aimais bien l'odeur du bois frais, douce, chaleureuse avec cette petite pointe aigrelette, bien différente selon qu'il s'agissait de frêne ou de bouleau. Chaque copeau coupé chantait sa complainte, c'étaient de petites berceuses tristes et sombres, mais sans regrets profonds. Une mélodie facile et simple, mais tellement riche en sensations.

     

    Le plus impressionnant c'était le paroir, je ne savais pas que ça s'appelait un paroir, tout comme j'ignorais la rouanne ou la reinette, mais je voyais bien à quoi ça servait ; avec cette grande lame fixée à une extrémité, les formes du sabot se dessinaient petit à petit. L'oncle l'utilisait de tout son corps, avec les épaules, les bras, le dos vouté, pour obtenir la coupe recherchée, la tension se mesurait sur les veines du cou ; le bruit de la coupe était délicieux, comme un chuintement, délicat, soyeux ; l'ébarbure se tordait gracilement, s'enroulait sur elle-même puis tombait sans un souffle, sans bruit, aimablement, sur la terre déjà bien battue.

     

    A l'époque, tout le village portait sabot, pour aller au jardin ou sur la route qui ne connaissait pas encore le bitume. On les enfilaient sans quitter les chaussons. On ne peut pas dire que c'était pratique pour marcher, mais à l'apoque on avait le temps, même si on n'était pas confiné.

     

    Cette paire de sabots repose dans la chambre d'un moine au musée de la chartreuse de Molsheim. Ils sont bien propres et non crottés comme ceux d'Hélène qui n'était ni bretonne ni soigneuse. Ils attendent patiemment que le confiné volontaire s'adonne au travail obligatoire que la règle lui a fixé et qu'il a acceptée pour son salut.

     

    Ces sabots nous ramènent plutôt à des temps moyen-ageux, on n'a pas encore abordé la société de consommation, ou bien à des temps folkloriques teintés de nostalgie. En tout cas, en ce temps-là on consommait local, en circuit court, un temps où la création n'avait pas vraiment de préoccupation esthétique, où le fonctionnel suffisait à la beauté.

     

    Confiné volontaire.

     

    Le monde a bien changé. Toutes ces bottes qui éclaboussent de couleur, je trouve ça beau, bien plus beau que les sabots, mais l'odeur du bois … ! Aujourd'hui, je suis encore confiné par obligation, demain il faudrait, selon notre premier ministre, que je le sois volontaire ; autant devenir moine ; au train où va l'économie, bientôt je devrai porter la bure et chausser les sabots, vivre en cellule... pour le silence et la prière, j'ai encore besoin d'un peu d'entrainement.

    09/05/2020