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Claude BATHO le tablier neuf
Claude BATHO
Le tablier neuf
1967
publication avec l'aimable autorisation de Madeleine Millot-Durrenberger. Les photos de Claude Batho, extraites de la collection de Madeleine ont été exposées à la galerie In Extremis, à Strasbourg en mars 2014
Ce que je vois :
Une petite fille pose près d’une fenêtre.
- La petite fille
Debout, droite, immobile.
Elle est vêtue d’un tablier qui permet de dater. En 1967 j’avais 11 ans et j’allais à l’école avec cette sorte de tablier. De jolis plis bien repassés égayés par une ceinture et une collerette.
Le visage est inexpressif, pas de sourire, on est sérieux, on fait ce que dit maman. Les yeux grands ouverts.
- La fenêtre
Elle donne la lumière depuis le côté gauche et permet cette variation de la palette et des taches d’ombre et de clarté. Le rideau est plus sobrement éclairé et sert de fond pour mettre en valeur le personnage.
- Le cadrage
Vertical.
La lumière plus claire à gauche plus sombre à droite donne l’impression que le personnage est légèrement décalé vers la gauche alors qu’il est pratiquement centré.
Le plan est coupé au bas du tablier. La ceinture et la collerette divisent la photo en trois parties égales.
La composition est rythmée par les verticales des plis du tablier auxquelles répondent en contrepoint les plis du rideau et par les horizontales de la ceinture, de la couture en haut des plis, de la ligne de la bouche et de celle des yeux.
Ce que je comprends :
On pourrait penser d’abord qu’il s’agit d’un portrait, tant le regard de cette petite fille est intense et hypnotise. Mais le titre « le tablier neuf » préfère porter l’attention sur le vêtement plutôt que sur celle qui le porte. Ensuite, cette photo est exposée dans un ensemble où ce sont les choses qui sont mises en valeur et rarement les personnes. Le livre « Le moment des choses » publié aux Editions des Femmes » en 1977 donne peu de place à l’élément humain.
La pose elle-même évite toute manifestation d’expression, extérioration de sentiment, Le tenu debout est volontairement neutre.
Sur une autre photo, qui n’est pas exposée ici, « papier peint beige » de 1976. On voit l’ombre d’un profil, John sans doute, écartant le rideau de la fenêtre pour mieux regarder vers l’extérieur. La vie et la mort sont déjà en parfaite complicité.
On peut donc parler de projet photographique. On sait que Claude Batho, se sachant très malade, se met à photographier son intérieur proche, comme pour garder les traces de ce qui l’entoure.
« Elle se met à garder des traces de tout ce qui l'entoure, dans le strict périmètre de sa maison : l'éponge, le tablier neuf, le balai soigneusement adossé à un mur, sa fille, petite enfant endormie sur le sofa, le chemin, le paysage par la fenêtre, des tirages qui sèchent et se recroquevillent, un bouquet de fleur en train de faner, le vent dans les arbres du jardin, le tricot abandonné sur le fauteuil. Son intérieur devient, d'une certaine manière, son espace ethnologique. Les objets de la maison qu'elle photographie et qui apparaissent sous nos yeux ne sont plus neutres et le regard qu'elle pose sur eux les a vidés de toute trivialité. Toutes les choses simples, quotidiennes, prennent une importance extraordinaire. Une beauté triste et vigoureuse. Certaines images sont des présages comme ces fleurs fanées et leur représentation qui pose à côté d'elles ou comme le bain de l'enfant qui fait penser à une calme scène de noyade, ou encore comme ce Portrait du Père (ci-dessus).
Tout est emprunt de nostalgie et de tristesse, mais également de force et de délicatesse infinies.Claude Batho meurt en 1981. Elle a 46 ans. Un cancer l'a emportée. Lorsque l'on connaît sa vie et que l'on regarde ses photographies, ce que l'on sait d'elle nous les fait voir autrement. »
Publié à l’adresse : http://espace-holbein.over-blog.org/article-3772144.html
Ce que j’interprète :
« Mes photographies sont, à la fois, une conversation intérieure et la partage d’une émotion avec les autres. Elles doivent autant à l’intuition qu’à la réflexion. Ce sont des contradictions que l’expression photographique assume. J’aime révéler le temps qui passe sur les êtres et sur les choses. Je cherche à rendre sensible des instants très simples, à en prolonger les silences. » Claude BATHO
Publié dans le catalogue de l’exposition consacrée à Claude Batho en Octobre 1980 à la galerie du Château d’eau à Toulouse
Mes impressions et réflexions rejoignent cette citation de Claude.
D’abord l’invasion du silence. Les traces, normalement destinées à l’effacement, perdurent dans une immobilité qu’il ne faut pas troubler et que rien ne semble pouvoir altérer. Le photographe est mort mais son regard sur les choses et les êtres les perpétue dans une autre réalité intemporelle.
Les photos font exister ce regard et notamment cette petite fille.
Si on y prête attention, on s’aperçoit qu’elle ne regarde pas l’appareil photo qui doit être posé sur un pied à hauteur normale par rapport à l’enfant. Elle regarde plus haut, sans doute vers le visage de sa mère qui lui donne les consignes : « tiens-toi bien droite, ne bouge plus, attention… non ne souris pas… ». Si cette petite fille regardait l’appareil photo, elle donnerait l’impression de regarder le lecteur de la photo qui se substitue à l’objectif photographique. Mais en regardant ainsi, elle fait exister ce troisième personnage, acteur de la scène, invisible mais présent et bien au-delà de ce moment précis où elle a décidé d’appuyer sur le déclencheur.
Ces grands yeux sont évidemment extraordinaires de gravité et de sérénité. Ils disent sans le comprendre encore la fuite inexorable du temps. Le regard du photographe par contre, lui, l’a parfaitement compris et c’est bien ce qu’il nous transmet avec une infinie délicatesse comme l’est ce tirage précis tout en douceur et pourtant tout en force.