• B. KUHN portrait de jeune femme

    B. KUHN portrait de jeune femme--

     

    Bernard Kuhn Portrait d’une jeune femme.                 

     

    Pour que je m’arrête sur une photo il faut que mon premier regard soit une heureuse surprise et m’oblige à me poser des questions. D’emblée je suis séduit par ce qui m’est présenté. Il faut un peu de temps pour démêler d’où vient cette petite exaltation qui réjouit le regard et qui stimule l’intelligence.

     Si je tente une description, je pourrais dire :

     Portrait resserré d’une jeune femme

     inondée de lumière, vêtue de blanc sur fond blanc

     en Hey key et effet fusain.

     

     Pourquoi ça me plait :

    Ça peut venir de la jeune femme : elle est vraiment jeune et jolie, rien à redire de son physique, parfaitement équilibré et harmonieux, rien de disgracieux, tout au contraire. Ça respire la confiance en soi, la certitude d’être bien à sa place dans un studio photo, la volonté de s’afficher et de se mettre en valeur. Un modèle, mais un modèle de quoi ?

    Ça peut venir de la jeune femme, non pas de ce qu’elle est mais de ce qu’elle fait voir, volontairement, de façon totalement délibérée ; le choix des bijoux, abondants et dans une cohérence remarquable, ça va de l’oreille à l’autre oreille, et des doigts au poignet. Des chaines d’argent. Des chaines, certaines libres, pendantes, comme en attente d’un objet à enchainer ; d’autres en services, entravant les doigts comme les fers des bagnards mais sans en avoir les contraintes pénitentiaires, restrictives de liberté, soulignant l’exclusion sociale. Non, rien de tout cela mais des bijoux. En argent et non en or, non pour leur clinquant mais pour leur signification.

    •  A l’oreille droite, les signes d’appartenance
    • A l’oreille gauche les signes de la liberté et de l’attente d’aventure

    • Sur les doigts, la retenue qu’on s’impose avant de toucher, mais toucher c’est couler.

     

    Sur ce visage,

    Le maquillage est parfait, le choix des couleurs est essentiel. Ni rose, ni carmin, pour souligner et non distraire. La bouche finement dessinée. Et surtout les yeux, félin suave, ligne parfaite, dessin somptueux, accrocheurs au point qu’on ne peut les quitter. Fixes pour mieux vous fixer,

    Pas d’émotion cependant, l’aventure n’est pas encore commencée, tout est possible, en attente, en désir potentiel, en volonté discrète, en espérance accueillante,

    On est sur le mode séduction, « j’affiche mes armes, mais je ne vais pas combattre ». De quelle victoire à conquérir s’agit-il ? le vainqueur sera-t-il le séduit ou le soumis, s’agira-t-il de prendre ou de donner, de recevoir ou d’offrir ?

    Si rien n’est dit, tout est clairement exprimé.

            Résumons,

    la jeune femme est très belle et mérite l’attention

    Elle s’est préparée à merveille, son objectif : « je suis là pour vous, regardez-moi. »

    Son projet : permettre au photographe de faire son travail.

    La maquilleuse à elle aussi fait son travail, une esthétique cohérente, une révélation de l’essentiel.

    Son projet : permettre au photographe de faire son travail.

     

    Oui, mais en quoi consiste ce travail du photographe ?

    Il lui reste beaucoup de choix,  la lumière, le décor, la pose et le cadrage.

    Je ne sais quel est le dialogue entre le modèle et le photographe. Je ne sais s’il y a un projet antérieur à l’atelier, je ne sais si le projet est celui du modèle ou celui du photographe.

    Au vu du résultat, j’aurais plutôt tendance à dire que le projet est un projet photographique. Et cela va bien au-delà d’un portrait personnalisé. Appelons le modèle Adèle. Ce n’est pas un beau portrait d’Adèle, non qu’elle ait perdu son identité, c’est bien Adèle. Si on connait Adèle, on la reconnait dans son portrait, aucun doute. Mais ce qui nous intéresse, ce n’est pas ce que la photographie nous révèle d’Adèle, mais ce qu’elle nous révèle d’une relation entre un photographe et un modèle, entre un homme et une femme, on peut même aller plus loin, entre ce que le photographe voit du modèle et ce qu’il utilise pour sa propre élaboration de sa propre conception du modèle. Pour faire plus simple, Bernard nous montre ce qu’il veut trouver enfin comme modèle, c’est une recherche qui ne s’arrêtera pas à Adèle, Adèle n’est qu’un moment de cette quête. Si parfaite qu’elle puisse être, il pourrait en exister d’autres avec le risque qu’elles puissent décevoir ou la chance qu’elles puissent émerveiller.

    Il s’agit bien d’un face à face, entre le modèle et le photographe, mais aussi entre un homme et une femme. J’imagine qu’Adèle dit à Bernard :

     Adèle - Je suis belle, et c’est pour toi Bernard ; je suis un modèle, mais derrière ma parure, je suis femme.

     Bernard - Je sais Adèle. Je suis photographe, et même bon photographe. Tu mérites un traitement exceptionnel. Comme modèle tu pourrais ressembler à tant d’autres, mais comme femme, tu es unique. Tu pourrais être une femme modèle, je vais faire de toi un modèle de femme. Unique et universelle, non pas une femme mais la femme, inaccessible et proche, rigoureusement belle et chaleureusement touchante, éclatante dans la lumière et profondément mystérieuse dans tes ombres.

     

    "Tu m’offres ta beauté, je t’offre mon talent."

     

    Il faut justifier tout cela. Et c’est dans le travail post photographique qu’on en trouve les justifications.

    On est ici dans la litote, dans la réduction,

    Le format et le cadrage (d’autres photos mettent en valeur la salopette, ce sont des photos d’atelier, pas des photos d’exposition) 2/3 et non 3/4

     La couleur (limitée, désaturée), les aplats lumineux, permettent la distanciation de la réalité, le sujet n’est plus Adèle, mais son idéalisation

     L’effet fusain, souligne la structure, plus que la matière. Donne du relief aux valeurs sombres. Un rien de sculptural, en fraternité avec les grandes œuvres des musées.

     

     Réel et réalité :

     Ce n’est pas un portrait réaliste, et pourtant la référence au réel est évidente

    Ce n’est pas pour autant un portrait idéaliste, mais plutôt idéalisé.

     L’instant d’après est dans le discours que je tiens et que chacun peut concevoir en regardant le portrait.

     Le face à face entre le modèle et le photographe est devenu le face à face entre une jeune femme et le spectateur qui la regarde. « Et toi qui dis-tu que je suis ? »

     De la belle ouvrage, Bernard !

    Une belle œuvre, maitre Kuhn !

     

     

     

    Michel Witasse  07/06/2022